La frontière, un objet spatial en mutation.Peer review

Groupe Frontière

Photo : Anneau de Möbius, © Emmanuelle Tricoire.

Photo : Anneau de Möbius, © Emmanuelle Tricoire.

La « frontière » est habituellement comprise comme la « limite de souveraineté et de compétence territoriale d’un État » De nos jours, la prégnance de cette définition semble s’estomper à l’échelle mondiale, accompagnant ainsi le processus de relativisation multiforme de l’État. Il faut y voir l’effet de l’évolution des techniques de transport et de communication, la dynamique et l’ampleur des échanges économiques, mais aussi la prise en considération politique d’une plus grande interdépendance du système-monde. Dans cette perspective, la désactivation sélective des frontières intra européennes n’est qu’une manifestation particulièrement vive d’un processus beaucoup plus vaste, mais très inégal à l’échelle planétaire. Cette tendance ne signifie d’ailleurs en rien la disparition de l’objet même de « frontière ». S’estompant sous ses expressions conventionnelles, la réalité frontalière réapparaît ailleurs, sous d’autres formes, mais toujours en des lieux investis d’une forte capacité de structuration sociale et politique. C’est dans ce travail de renouvellement effectif de la notion que s’est engagé le Groupe Frontière. La démarche conduit naturellement à revenir sur un concept central de la géographie, mais moins à partir de formes attendues que de propriétés.

La frontière, une construction historique évolutive.

L’Antiquité classique puisait l’idée de frontière dans les pratiques d’une société rurale qui bornait l’espace, dans le sens d’une extrémité au-delà de laquelle s’ouvre souvent l’inconnu (finis chez les Romains). L’apparition du terme est toutefois bien plus tardive, puisque son étymologie vient de « front », qui désigna à partir du 13e siècle la limite temporaire et fluctuante séparant deux armées lors d’un conflit (Fèbvre, 1962). Ce n’est qu’avec l’avènement de l’État moderne que la frontière apparaît comme une limite de souveraineté (Nordman, 1999). Du 16e au 19e siècle, les principes de continuité et de cohésion territoriales s’imposèrent aux dépens des repères médiévaux et primèrent sur les allégeances interpersonnelles ; confins et marches furent alors remplacés par des tracés de plus en plus exclusifs.

Marquée par cette acception westphalienne, la frontière d’État s’imposa dès lors comme la forme la plus claire, la plus lisible et la plus achevée d’une expression absolue de souveraineté et finit par faire converger les principales discontinuités territoriales, qu’elles soient politiques, économiques ou sociales. L’apparition de la ligne-frontière accompagna étroitement les progrès de la pensée moderne de l’espace. Elle participa également des perfectionnements de la cartographie et de l’évolution des stratégies militaires. Avec le projet colonial, la frontière d’État s’exporta hors d’Europe, pour finalement s’imposer à l’ensemble de la planète (Foucher, 1991). De nos jours, son acceptation par les différents états et les organisations internationales lui confère un statut de modèle.

Deux notions ont tour à tour été brandies comme des principes de légitimation de tracés où les frontières sont parties prenantes du discours de construction idéologique du territoire : les « frontières naturelles » et les « frontières historiques ».

  • La recherche de la « frontière historique » s’inscrit fréquemment dans un mouvement de revendication territoriale qui cherche à prouver à partir de documents la légitimité d’un tracé antérieur. Elle a souvent appuyé au 19e et 20e siècles des revendications nationalistes, forcément conflictuelles par le choix de la période historique de référence qui correspondait à une extension territoriale maximale au détriment des États voisins (cf. la Grande Allemagne ou plus récemment la grande Serbie).
  • La référence à une « frontière naturelle» remet en cause l’enchevêtrement des droits historiques et des limites héritées pour mettre en avant une partition qui s’appuie sur des accidents topographiques ou hydrographiques « évidents ». La frontière naturelle est bien une convention dans laquelle n’intervient ni la puissance divine, ni même la Nature, mais bien la volonté des princes ou plus exactement de leurs conseillers militaires. La frontière doit être une ligne qui, en s’appuyant sur des éléments physiques, a le mérite d’être à la fois plus facile à surveiller et plus lisible dans le paysage. Le caractère conventionnel de la frontière dite naturelle a souvent prêté à confusion dans le cadre d’une approche déterministe de la géographie, où l’on cherchait dans la topographie ou l’hydrographie des fondements de divisions politiques. En sens inverse, on assiste aujourd’hui à une extraordinaire opération de resémantisation de la Nature pour justifier des projets territoriaux transfrontaliers (Fourny-Kober, 2003). La question environnementale est ainsi mobilisée pour devenir le principe unitaire sous-jacent que la coupure frontalière était venue interrompre arbitrairement. Ce nouveau rôle prêté à la Nature est alors le plus souvent mis en scène par la gestion commune de parcs, de bassins fluviaux, etc.

Continuant encore à nous servir de référence, la frontière westphalienne classique ne constitue cependant pas un aboutissement indépassable, car si notre rapport au territoire évolue, la notion et le fonctionnement de la frontière elle-même doivent être réévalués.

Une première définition générique de la frontière.

Partant de la perspective historique précédente, nous pouvons tenter une première définition du terme. La frontière est une limite politique signifiante d’un territoire. C’est un objet dont l’émergence s’inscrit dans un processus de territorialisation. Aussi, tout territoire qui se construit porte en lui les germes de frontières. Mais la frontière est également un objet mis en place par un pouvoir dont le projet politique est de s’affirmer et de se distinguer des autres entités territoriales. Nous entendons par pouvoir toute entité qui possède la « capacité à agir sur une situation de manière à en modifier le contenu ou le devenir » (Lévy, Lussault, 2003) et par politique, tout ce qui « concourt à structurer une société » (Piermay 2002). L’intérêt de son étude géographique est alors de comprendre les mécanismes et les manières dont se gèrent politiquement les discontinuités spatiales et sociales qu’institue toute délimitation. De ce fait, elle ne se résume pas au seul partage de souveraineté entre deux États, propriété à laquelle on la réduit trop souvent. Pour singulariser la frontière par rapport à des notions voisines, J.-P. Renard (2002) suggère une gradation conceptuelle entre les notions de limite « qui circonscrit deux ensembles spatiaux dont on souligne les différences » qui ne sont pas forcément structurantes, la discontinuité qui suppose des structures d’organisation de l’espace, et enfin la frontière, séparation structurante qui exprime ou révèle l’exercice d’un pouvoir. La frontière suppose bien la discontinuité qui elle même implique la limite.

Dans son expression concrète, la frontière peut recouvrir différentes formes spatiales : ponctuelle, linéaire, aréolaire ou réticulaire.

Point

Ligne

Aire

Réseau

Frontière nodale, point de passage

Frontière linéaire, ligne de

démarcation

Marche, front

Réseaux-frontières[1],

Les formes émergentes de frontières.

Dans les espaces d’aujourd’hui, que la multiplication et la sophistication des réseaux rendent de plus en plus complexes, la notion de « frontière » est susceptible d’apparenter des réalités que les géographes n’avaient pas appris à rapprocher. Cette mutation des frontières porte sur deux registres qu’il convient de bien distinguer : d’une part, les modalités d’inscription spatiale des frontières nouvellement créées ou en voie de transformation ; d’autre part, la nature des processus et des acteurs territoriaux concernés.

À côté de la classique frontière d’État terrestre qui se localise aux marges des territoires nationaux, des frontières réticulaires viennent appareiller les réseaux de transports. Cette projection de la frontière d’État dans les nœuds des réseaux de communication tranche avec la figure classique de la ligne frontière séparant des territoires contigus. De même, dans le registre des acteurs producteurs de frontières, l’émergence de nouvelles organisations ou simplement de groupes d’individus capables d’agir sur le plan politique, de susciter des identifications fortes et de faire territoire, ouvre la possibilité de définir des frontières gestionnaires. Enfin, la participation inégale à la société de ses membres, assortie de l’éventuelle action des autorités pour apporter une réponse à ces inégalités, permet de parler de frontières sociales.

Nonobstant d’autres acceptions possible du terme et sans rechercher une illusoire exhaustivité dans l’analyse que donne à voir les mutations actuelles de l’objet, ce sont ces trois types de frontières qui sont actuellement étudiées par les géographes de Strasbourg. L’analyse s’effectue selon une méthode de regards croisés qui permet de faire circuler la réflexion d’un type de frontière à l’autre avec l’objectif scientifique d’enrichir la compréhension du concept.

Frontières réticulaires.

De nouvelles formes de frontières d’État apparaissent aux périphéries des très grandes villes. Attirées par les grands réseaux de transport et de communication, ces frontières viennent se greffer sur leurs principaux nœuds, là où justement l’accessibilité est maximale. Elles s’y relocalisent en se conjuguant avec les terminaux de toutes sortes : aéroports, ports spatiaux, maritimes ou fluviaux, gares routières et ferroviaires, plates-formes logistiques. Nous appelons frontières réticulaires, ces formes frontalières qui s’imbriquent étroitement aux réseaux techniques et les appareillent, alors que les États sont appelés à mettre en œuvre des modalités de plus en plus sophistiquées de contrôle dédiés à des circulations spécifiques : celles des personnes ou des marchandises, des services ou des informations. Elles n’ont plus les formes que nous leur connaissions, puisqu’il ne s’agit plus de frontières linéaires aux fonctions polyvalentes, mais de points de contrôle qui se multiplient au sein des espaces réticulaires de plus en plus spécialisés et étroitement agencés à eux. Il s’y invente des formes de contrôles complexes et sophistiquées où s’imbriquent des enjeux multiples, de nature politique, économique, sociale, juridique et technique. La frontière est d’autant moins dissociable du réseau que les contrôles s’opèrent tout au long de l’acheminement. Si les réseaux incorporent les caractéristiques traditionnelles d’une frontière d’État, ils vont bien au-delà. Par exemple, l’impératif de protection d’un territoire national tend à s’y confondre avec l’impératif de protection des installations, aéroportuaires ou ferroviaires. Entre ces deux enjeux, l’équivoque s’installe : en témoigne l’émergence de partenariats et de coopérations tout aussi étranges et inédits entre États et gestionnaires de réseaux que viennent parfois révéler les incidents. Tout se passe comme si ces frontières étatiques, en se technicisant et en se « réseautisant », perdaient décidément de leur « exclusivité» étatique. Par leur efficace, ces nouvelles formes frontalières permettent aux sociétés qui en sont appareillées de jouer sur tous les registres de la distance, qu’elles peuvent installer ou effacer à leur gré, en fonction des circonstances les plus variées. Elles révèlent enfin qu’aujourd’hui le dehors et le dedans territorial s’enchevêtrent. A l’évidence ces frontières révèlent que les villes autant que les États, aujourd’hui, croissent en complexité.

Frontières sociales.

Une frontière sociale est une limite interne à la société qui tient selon Georg Simmel[2] à la différence de degré de participation à la société des membres de collectivités ou de groupes. Les membres de plein droit participant pleinement à la société sont séparés des membres qui ne le sont qu’à moitié ou au quart par une frontière : elle isole ces derniers de l’ensemble dont ils font pourtant partie. Ainsi, l’hétéronomie sociale implique la frontière. Mais une frontière sociale, aussi dure soit-elle, n’est pas analogue à une fracture, car les parties séparées par la frontière ne partent pas à la dérive. Ces parties évoluent dans l’interdépendance malgré la distance que la frontière introduit entre elles.

La forme de la frontière sociale est tantôt rigide, tantôt floue. Dans le cas de la frontière de la pauvreté, par exemple, l’entrée dans la sphère de l’assistance crée une frontière digitale au regard du droit. Mais la difficulté du rapport au travail dessine une limite floue. Elle est le résultat de l’enchevêtrement des statuts des intéressés : tantôt bénéficiaires de minima sociaux, ou chômeurs, ou travailleurs précaires, tantôt bénéficiaires de minima sociaux et chômeurs, travailleurs à temps partiel et bénéficiaires de minima sociaux et chômeurs par intermittence. Par conséquent, la figure de la frontière sociale interpelle car elle suppose, ici aussi, des jeux ambivalents entre liaisons et séparations, fractures et transitions, dehors et dedans, disqualification et protection, enfermement et protection. Corrélativement, cette complexité se traduit dans l’espace par une trace aux formes changeantes (soit très marquée, soit à peine esquissée, soit complètement transparente) et qui est présente à la fois dans la strate de l‘espace sociétal et dans la strate de l’espace vécu.

Dans la strate de l’espace sociétal, l’impact de la frontière est lié aux effets de lieu, induits par la concentration ou la dispersion résidentielle des populations en situation dominée et à l’existence d’une correspondance fréquente entre les espaces de concentration de ces populations dominées dans la ville et les territoires de la politique de la ville que la société désigne comme des territoires ségrégués. Dans la strate de l’espace vécu, l’impact de la frontière est induit par la territorialité du repli que produit l’hétéronomie sociale dans laquelle vivent les personnes ayant passé une frontière sociale. En effet, leurs migrations résidentielles bloquées figent les dimensions de l’espace de leurs pratiques sociales. Ces mêmes difficultés contraignent leur mobilité habituelle et finissent par rétrécir les dimensions de l’espace de leurs pratiques quotidiennes. L’expérience de la territorialité du repli augmente d’autant le poids de la disqualification sociale qu’elles supportent.

De la sorte, la frontière sociale n’est pas seulement une métaphore spatiale car elle produit des limites spatiales construites par la société et des limites perçues et vécues par les personnes intéressées. Ces limites spatiales sont bien des frontières parce qu’elles renvoient au champ du politique, c’est-à-dire à la structuration de la société. Elles signifient un rejet de la Cité qui prend la forme d’une incommunicabilité fermant l’individu aux réseaux ayant façonné la société et assuré la promotion dans la société. Ce rejet induit des pratiques collectives réactives, parfois violentes, qui alimentent les peurs et l’insécurité se diffusant dans la société par l’intermédiaire des médias.

Frontières gestionnaires.

Le processus de relativisation de l’État, issu de la multiplication récente des interactions à l’échelle mondiale notamment du fait de la mise en place de réseaux techniques performants, laisse une place importante à d’autres acteurs pour « faire territoire ». De ce fait, le terme de « frontière » peut être appliqué à ce que l’on aurait qualifié auparavant de simples « limites gestionnaires ». Les décentralisations, de même que les privatisations et les constructions supra étatiques, qui prennent leur place dans des systèmes de gouvernance, apparaissent ainsi comme des réponses à la nouvelle donne mondiale. Par ailleurs, là où l’État ne joue pas pleinement son rôle d’arbitre, des acteurs ressortissants d’une logique différente (seigneurs de la guerre, mafias, sociétés privées, chefs charismatiques, coutumiers ou religieux, groupements de résidants, etc.) sont susceptibles d’assurer des encadrements de substitution qui peuvent « faire territoire ». De nouvelles frontières apparaissent alors dont la portée est souvent symbolique mais qui présentent une plus grande signification pour les populations que les frontières d’État. L’État enfin, devenant polymorphe pour s’adapter à de nouveaux enjeux, peut décider de moduler selon les lieux la forme et la nature de son action. Les « frontières gestionnaires » naissent de tels processus.

Engagés dans une concurrence stimulée par l’ouverture au monde, les territoires développent aujourd’hui de véritables politiques. Les différentiels découlant de ces politiques donnent aux limites de ces territoires certaines des caractéristiques de la frontière. Celles-ci sont parfois très marquées, comme dans le cas des anciens bantoustans d’Afrique australe ou du mur en construction entre Israël et Palestine. Elles peuvent être modestes mais néanmoins sensibles, comme entre les communes françaises, différenciées notamment par les taux de taxes professionnelles. Entre les deux, existent de nombreuses transitions : territoires autonomes, zones franches, secteurs d’intervention d’acteurs spécifiques ou secteurs d’éligibilité à des programmes spécifiques, gated communities, etc.

Innombrables, les limites gestionnaires constituent autant de frontières potentielles, que des enjeux politiques sont susceptibles d’activer. Les différentiels ont alors un effet multiplicateur, permettant même de développer des sentiments d’appartenance. On peut dire que la frontière gestionnaire est instrumentalisée dans le cadre de jeux d’acteurs complexes dans lesquels les pratiques liées à la proximité (physique) sont étroitement articulées aux pratiques relevant de la mise à distance (par la frontière). Ainsi en est-il de revendications d’autonomie par rapport à des territoires dont on se sent trop dépendant, comme dans les espaces périurbains étroitement liés à leurs métropoles, mais dont les territoires qui les composent tiennent à se démarquer par leurs politiques.

Les lieux privilégiés de ces frontières émergentes : l’espace des villes.

Les trois approches précédentes soulignent à quel point c’est le plus souvent au sein des villes que surgissent de nouvelles frontières. Les principales agglomérations sont les premières à être connectées aux grands réseaux de transport internationaux et, de ce fait, dans la nécessité de gérer la mise en contact avec les frontières internationales dont elles pouvaient être autrefois éloignées. Le potentiel de ces réseaux physiques, véritables portes d’accès, entre bien sûr en résonance avec les circulations des personnes et des capitaux que de tels pôles articulent. De plus, le processus d’urbanisation qui gagne progressivement l’ensemble de la planète se traduit dans le même temps par un renforcement des différenciations internes. Certaines catégories sociales pratiquent des choix résidentiels affirmés qui combinent la mise à distance, le regroupement, la protection. Il s’agit souvent plus qu’une simple distanciation (gated communities), car derrière une discontinuité physique elle peut revendiquer une autonomie politique (sécessionnisme). On cherche alors à distance ce qu’on ne trouve pas sur place. Les modes de transport aérien et maritime, les technologies de communication permettent de se déplacer à l’intérieur de son « monde de référence ». Cependant, s’affranchir de son environnement n’est pas chose aisée : les réseaux présentent des fragilités et demeurent inscrits dans leur environnement immédiatement voisin. La proximité se révèle source potentielle de conflits. La distribution de l’eau, de l’énergie, l’assainissement, les transports sont autant d’éléments qui exigent des relations entre ces enclaves et les collectivités environnantes. L’isolement total semble difficile.

Au-delà de ces phénomènes d’enclave, les grandes agglomérations sont aussi gagnées par un processus de ségrégation subi. Il participe à l’émergence de frontières sociales urbaines qui pour être moins visibles n’en sont pas moins actives et porteuses de sens. Plus fluides et instables que les frontières décrites précédemment, elles portent une forte symbolique qui compense leur faible matérialité : un boulevard, une rue, un parc, un bâtiment remarquable peut servir de repère pour distinguer, pour contrôler (y compris à distance), pour écarter. Ces frontières possèdent dès lors un effet structurant puisqu’elles agissent comme des filtres, renforçant les liens à l’intérieur des territoires et le sentiment d’identification. Cette démarcation a parfois été surdéterminée par son institutionnalisation : ainsi la politique de la ville en France a créé des dispositifs d’aides qui délimitent clairement les quartiers faisant l’objet d’aides et de mesures, en accentuant les effets d’enfermement.

Enfin, le processus de territorialisation joue à l’échelle globale des grandes agglomérations. La création de structures politiques qui encadrent les communes ou les pouvoirs politiques préexistants cherche à instituer une démarcation active entre un dedans et un dehors. La frontière apparaît alors dans les différences de capacité d’action, dans les rapports de force, mais également à travers les différentiels qui s’observent de part et d’autre des limites instituées. La dimension politique est largement présente à travers le processus d’affirmation des pouvoirs d’une collectivité dans un contexte de fragilisation des États. En revanche, le contrôle n’y apparaît pas de manière directe : les territoires cherchent à capter les populations, les entreprises en fonction de critères spécifiques opérant alors un filtrage. Par ailleurs, les relations entre les territoires métropolitains et les territoires limitrophes peuvent s’inscrire dans le cadre de rapport de domination (réels ou supposés). Les développements qui précèdent soulignent bien combien les trois types de frontières (techniques, sociales et gestionnaires), dont les frontières d’État constituent un cas limite, sont autant de dimension d’un phénomène envisagé par diverses approches.

Quatre fonctions pour définir la frontière.

Au terme de notre parcours, se pose à nouveau la question de la définition de la frontière. Dans le dessein de dégager le concept de l’emprise qu’exerce sur lui la frontière d’État et d’identifier clairement l’objet au-delà de ses expressions matérielles, nous proposons de mettre en évidence quatre fonctions essentielles. Elles définissent la frontière et permettent dès lors de reconnaître comme tels les objets géographiques qui répondent à de telles fonctions.

Une frontière est une construction territoriale qui « met de la distance dans la proximité ». (Arbaret-Schulz, 2002)

La proximité spatiale entre les lieux est contredite par la présence de dispositifs qui introduisent une distanciation, un éloignement. La construction de la frontière met en œuvre des dispositifs d’appropriation et de souveraineté à travers une distanciation d’ordre matériel (barrière, fossé, mur, etc.) et idéel (normes, représentations, etc.). Cette mise à distance est le plus souvent interprétée comme un moyen de protection (d’une population, d’un territoire, d’un pouvoir).

Une frontière est conçue comme un système de contrôle des flux destiné à assurer une maîtrise du territoire à travers un filtrage.

En fonction des circonstances, la fonction de filtrage qui assure un tri sélectif des flux peut être modulée. Dans cette perspective, la frontière se décline entre effet de coupure (frontière-barrière) et médiation (frontière zone de contact), stimulation (frontière accélératrice) et filtrage (frontière-filtre) (Ratti, 1995). Son rôle dépasse ainsi de loin celui du simple face-à-face ou de l’exclusion. Si le contrôle des flux peut prendre des formes invisibles, quoique efficaces (exemple des dispositifs fiscaux pour maîtriser la gestion d’une collectivité), il n’en demeure pas moins de nature politique.

Une frontière est un lieu privilégié d’affirmation et de reconnaissance de pouvoirs politiques.

La frontière est l’attribut d’un pouvoir qui cherche à fixer des limites ou qui se les voit imposées. La délimitation frontalière peut dès lors être comprise comme l’affirmation d’une séparation politique. Elle est souvent le résultat de négociations et de compromis, mais peut également émerger lors de conflits ou de revendications territoriales non résolues.

Une frontière institue une distinction par l’appartenance matérielle et symbolique à une entité territoriale dont elle est l’expression.

Toute frontière établit un dedans et un dehors territorial. D’un même mouvement de partage, elle exclut et inclut selon le côté considéré. D’une part, la frontière sert à délimiter : elle signifie la fin d’un territoire. D’autre part, la frontière permet de désigner l’altérité, l’étranger : elle signifie le passage à un autre territoire. Par la distinction qu’elle opère, la frontière est le vecteur d’une identité territoriale.

La présence d’une frontière induit généralement des conséquences durables sur l’organisation des espaces. Ces effets-frontières peuvent être présentés sur la base de d’effets structurants puissants, mais qui ne sont pas nécessairement tous actifs en même temps.

La frontière engendre des formes et des systèmes spatiaux originaux.

Elle introduit une rupture plus ou moins marquée dans l’organisation de l’espace géographique, rupture d’autant plus accusée que la fonction de séparation est vive. La frontière se déploie pour structurer tout ou partie du territoire. Plus qu’un simple tracé, elle engendre des effets qui perdurent au-delà des acteurs qui les ont institué, car des traces subsistent dans les représentations et les pratiques.

La frontière met en place des différentiels.

Ces différentiels signalent l’existence de systèmes territoriaux différents ayant chacun leurs normes, leurs principes, leurs cultures, etc. Ils peuvent être matériels et quantifiables (écarts de revenus, de coûts) ou plus qualitatifs (valeurs, systèmes culturels). L’exploitation des différentiels crée des flux spécifiques, objets d’échanges matériels et intellectuels, licites ou illicites (contrebande). Elle se traduit par l’apparition de fonctions originales (transbordement, transfert), souvent selon une logique d’opportunité.

La frontière définit un espace à risques.

Elle définit une zone vulnérable qui, soumise à un aléa, peut déboucher sur un conflit. Les rapports de force qui s’y expriment révèlent des oppositions d’ordre culturel, politique, économique, voire militaire. À ce titre, la frontière constitue indéniablement un enjeu.

La frontière favorise enfin l’émergence de lieux d’hybridation.

Les possibilités d’échanges qu’induit la frontière sont susceptibles de dépasser le cadre strict des relations de proximité. La confrontation d’idées, de valeurs et de normes différentes incite à l’adaptation, au dépassement, à l’invention de représentations et de pratiques originales. Le transfert frontalier peut donner naissance à des espaces hybrides, sortes d’entre-deux où l’on voit émerger des cultures et des pratiques locales spécifiques.

 

Des processus concomitants d’émergence et de dévaluation des frontières sont aujourd’hui observables à différentes échelles. Les mutations que connaît le monde et les recompositions territoriales à l’œuvre nous invitent à reconsidérer un concept qui a longtemps été confiné dans une définition étatique un peu étroite. Si l’objet frontière est en mutation, cela ne concerne pas uniquement les seules limites d’États. Consubstantielle du territoire, la frontière apparaît aussi éminemment politique. Elle renvoie à l’exercice de pouvoirs qui se veulent structurants à défaut d’être souverain sur un territoire qu’ils construisent à leur mesure. Des frontières diverses traversent l’espace géographique, mais toutes ne jouent pas le même rôle et ne présentent pas des effets équivalents de structuration. De nos jours, l’évolution des structures étatiques et l’affirmation de nouvelles formes de pouvoir se traduisent par l’affirmation de nouvelles frontières. Plus labiles et plus mouvantes, elles s’inscrivent notamment dans les espaces urbains. C’est peut-être là, plus qu’ailleurs, que les frontières contemporaines prennent leurs sens. En tant que constructions historiques, les frontières sont toujours susceptibles de muter et de revêtir des formes inattendues. Mais au-delà des changements morphologiques, toute frontière se définit par une combinaison de propriétés (la mise à distance, le filtrage, l’affirmation politique, la distinction) dont les effets sur l’espace sont particulièrement marquants (différentiels, discontinuités, risques, entre-deux) tant dans les représentations sociales que dans les pratiques des acteurs qui leurs donnent forme et sens.

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Note

[1] Les network barriers de P. Haggett qu'il définit ainsi : « Barriers networks, which consist of links which either block flow or resist flow » , in P. Hagett, R. Chorley., Network Analysis in Geography, 1972, p. 47, cité par J. Ollivro, in L’homme à toutes les vitesses, p. 110. Les réseaux-frontières correspondent donc à des installations réticulaires qui renforcent la fonction de frontière. Dans le sens le plus évident, elles offrent une opposition au passage, pour servir la défense. On peut à ce titre évoquer les routes stratégiques jusqu'au réseaux constitués des places fortes de Vauban, voire la ligne Maginot.

[2] Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, Puf, 1999, p. 609-612 ; première édition en langue allemande, Leipzig, Duncker & Humblot, 1908.

Résumé

La « frontière » est habituellement comprise comme la « limite de souveraineté et de compétence territoriale d’un État » De nos jours, la prégnance de cette définition semble s’estomper à l’échelle mondiale, accompagnant ainsi le processus de relativisation multiforme de l’État. Il faut y voir l’effet de l’évolution des techniques de transport et de communication, la dynamique et […]

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Groupe Frontière, « La frontière, un objet spatial en mutation. », EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2004 | Mis en ligne le 29 octobre 2004, consulté le 29.10.2004. URL : https://test.espacestemps.net/articles/la-frontiere-un-objet-spatial-en-mutation/ ;