Pas de science sans philosophie ?

Theodor Litt, L’universel dans les sciences morales, [1941] 1999.

Florence Delmotte

Image1On comprendra vite, à la lecture de L’universel dans les sciences morales, que la disparition de Theodor Litt (1880-1962) ait été ressentie comme la perte d’un grand pédagogue. Mais l’oubli relatif dont l’œuvre (Litt [1926] 1991, Litt [1933] 1983, Litt 1974) du philosophe est victime laisse en revanche perplexe. Même en considérant l’hégélianisme atypique qui l’imprègne. Même en invoquant une carrière académique accidentée — en 1937, le professeur de Bonn puis de Leipzig demande sa mise à la retraite anticipée pour manifester son hostilité à la dictature national-socialiste. Synthèse originale entre la philosophie du concept de Hegel et l’approche compréhensive des phénomènes humains de Wilhelm Dilthey, la pensée de Litt ne cesse pourtant d’interpeller la réflexion théorique touchant à la fondation et à la logique des sciences de la société et de la culture. En éclairant d’un jour nouveau les questions cruciales de l’historicité de la connaissance, de sa dimension langagière, du rôle de l’éducation ou encore des relations entre l’individu et la communauté, Theodor Litt nous invite à réexaminer un problème que d’aucuns croyaient résolu : celui des liens entre la philosophie et les sciences de l’homme.

Tel est l’enjeu majeur de L’universel dans les sciences morales, texte court mais dense aux accents parfois polémiques. Car si cet hommage à Ernst Cassirer se présente comme un approfondissement critique des conceptions des néokantiens Wilhelm Dilthey et Heinrich Rickert, ce sont avant tout les présuppositions scientistes et empiristes du discours scientifique qui se voient là systématiquement déconstruites. C’est dans cette perspective en effet que prennent sens les propositions de Theodor Litt relatives au « savoir universel a priori » dont le langage attesterait l’existence.

Une critique de la pensée inductive.

Après Dilthey, Litt rappelle d’abord que les sciences humaines possèdent entre autres caractéristiques distinctives de s’intéresser autant au phénomène historique singulier ou à l’expérience individuelle particulière — à ce qui n’a lieu qu’une fois ou qui ne concerne qu’une personne — qu’aux systèmes symboliques et sociaux — ou tout ce qui est d’ordre « général » voire universel dans le monde humain. Or le rapport du particulier à l’universel constitue justement un problème central pour la pensée philosophique. Un problème que Dilthey semblait toutefois avoir dépassé sur un plan épistémologique en soulignant la « dépendance réciproque de l’historique et du systématique » propre aux sciences de l’esprit, au sein desquelles la connaissance ne peut progresser que lorsque « le savoir historique et les vérités universelles se développent conjointement dans un rapport d’interaction » (Dilthey, 1988, p. 21). Mais, selon Litt, Dilthey aurait négligé le fait, évident, que tout ce que la pensée scientifique découvre — à propos de l’historique, du particulier, comme à propos du systématique, de l’universel — est forcément toujours exprimé et communiqué dans le même langage, universel par définition. Si la proposition de Dilthey ne satisfait pas Litt, c’est donc parce qu’elle ne répond pas au véritable problème faute de poser la bonne question : celle du rôle du langage dans l’appréhension par l’esprit humain de ses propres manifestations. Heinrich Rickert s’y serait en revanche hautement intéressé. Mais ses conclusions ne satisfont pas davantage Theodor Litt. Selon Rickert, dans les sciences de la culture, à la différence de ce qui se passe dans les sciences de la nature, l’universel, c’est-à-dire ici le langage, est un « moyen » tandis que la « fin » est la compréhension d’un phénomène unique : pour produire une connaissance communicable, la pensée doit nécessairement utiliser les significations universelles du langage comme des composantes qu’elle assemble pour former la représentation du particulier dont elle doit rendre compte. Ainsi Rickert, lui, a peut-être bien posé le problème, mais Litt doute fort qu’il lui ait apporté une issue convaincante en réduisant plus ou moins explicitement le langage à un ensemble de propositions universelles qui servent à classer les particuliers selon les caractères qu’ils ont en commun pour révéler, progressivement, ce qui serait universel. En outre, Rickert commettrait en quelque sorte une « double faute », la seconde découlant de la première. La réduction du langage aux instruments de classement qu’utilise la science (énoncés inductifs, concepts taxinomiques) priverait en effet la pensée historique de toute possibilité de réaliser l’objectif que Rickert lui-même lui avait assigné : la compréhension de la singularité en tant que telle. Car si classifier signifie faire abstraction de tout ce qui n’est pas commun, aucune combinaison des éléments conceptuels ne permettrait plus de revenir à ce qui est unique et doit justement être élucidé par les sciences historiques. Il y va donc, aussi, d’une confusion égarante entre « classer » et « comprendre ».

S’il apparaît à Litt que le langage ne peut être réduit aux énoncés classificatoires, c’est en définitive parce que ces énoncés eux-mêmes présupposent l’existence du langage ; ils ne sont au fond qu’une forme particulière d’un langage « plus universel » qui leur préexiste, sans lequel ils ne pourraient dès lors se concevoir. Autrement dit, il ne faut pas confondre les énoncés inductifs, et plus largement les méthodes scientifiques, avec le langage, puisque celui-ci est la condition de possibilité même de tout énoncé. Partant, l’universalité attestée par l’élément langagier ne ressort pas de l’universel « abstrait », c’est-à-dire construit sur le modèle inductif, à partir de l’abstraction des caractères particuliers au profit des caractères communs aux phénomènes étudiés. Il s’agirait d’une distinction capitale pour les sciences humaines dans la mesure où la connaissance n’est possible dans leur domaine d’objet qu’en « parfaite solidarité avec un langage dont les significations n’ont précisément pas le caractère d’une universalité classificatrice » (p. 36), un langage en un sens plus proche du langage de la vie, « lorsqu’il n’a pas encore été réquisitionné par l’entendement et ses divisions ».

Tout en demeurant universel, ce langage cher à Litt entretient ainsi avec le particulier un rapport à la fois concret (du point de vue de ce qu’il exprime) et d’intérêt (du point de vue de celui qui s’exprime). Soit une relation doublement opposable à celle qu’instaure la pensée classificatrice inductive fondée d’une part sur l’abstraction, d’autre part sur l’observation objectivante. À ce stade, on comprend que la connaissance en sciences humaines telle que la conçoit Theodor Litt a nécessairement pour fondement un langage qui, tout en étant par définition universel, ne cesse d’entretenir avec les expériences vécues singulières un « rapport mutuel de stimulation et d’enrichissement » (p. 50) : ce langage n’existe qu’en tant qu’il ne cesse d’être enrichi par la vie. Il s’agit bien d’une variante de l’idée, empruntée à Dilthey, selon laquelle un « cercle herméneutique » est au fondement de toute connaissance de l’esprit par l’esprit, ou du social par le social. Avec ce qu’une telle conception implique pour ce type de savoir : dans les sciences de l’homme, soutient Theodor Litt, la connaissance n’est jamais définitive et ne saurait seulement prétendre à l’exactitude.

Le savoir universel « a priori ».

Que les sciences de l’esprit doivent rejeter l’exactitude en tant qu’« exigence étrangère à leur problématique » (p. 52) ne signifie cependant pas que leurs propositions soient dénuées de toute certitude. D’ailleurs l’œuvre de Dilthey lui-même, tout en préconisant à ce sujet une prudence qu’elle cherche à fonder, présume de la possibilité d’un savoir d’une tout autre assurance. Dans sa présentation des différentes étapes constituant une « expérience générale de la vie », Dilthey ne se contente pas, en effet, de décrire certains procédés : sa démarche les comprend et les désigne bien plutôt comme des moments dans la découverte de la vérité. Plus généralement, en attribuant à l’homme la capacité d’acquérir un savoir d’ordre général sur lui-même, Dilthey présuppose, implicitement il est vrai, que l’homme ne se contente pas de vivre des expériences disparates mais qu’il est capable de les conserver en mémoire, de les répartir selon leurs différences, de les rassembler par groupes, de les saisir dans leur contexte, de les apprécier selon leur signification, de les restituer dans certains documents et de les communiquer sous de multiples formes. Dilthey présuppose encore que l’homme peut traduire ses expressions afin de les rendre accessibles, interpréter l’expression d’autres expériences, ordonner ce qui en est déduit et communiqué, le relier à sa propre expérience et transformer le résultat de ces interrelations réciproques en une connaissance valable.

Et c’est ce qui fonde, finalement, l’argument clé à l’appui de la démonstration de Litt : si toutes les présuppositions qu’une théorie comme celle Dilthey implique ne sont rien d’autre que les conditions préalables de toute connaissance scientifique, elles ne peuvent de toute évidence résulter d’une mise en application de certaines « méthodes scientifiques » puisque au contraire, répétons-le, ces présuppositions sont la condition de possibilité de l’élaboration des méthodes scientifiques elles-mêmes, notamment des procédés inductifs, lesquels donc ne sont en rien « premiers ». Toutes ces préconditions à la connaissance, toutes ces présuppositions qu’implique nécessairement la pensée scientifique attesteraient l’existence d’un « savoir a priori » dont l’universalité ne saurait résulter d’un quelconque raisonnement inductif puisque cet a priori universel est précisément préalable à toute possibilité de raisonnement1. En outre, autre élément capital, l’universel a priori ainsi mis en lumière « ne peut être abstrait de la multitude des cas qu’il embrasse pour la simple raison que chacun d’eux n’est possible que si l’on présuppose le contenu de ce qu’il énonce » (p. 63). Autrement dit, le savoir universel a priori ne saurait être déconnecté du particulier dans la mesure où il est présent, actualisé, dans toute expérience ou expression.

Les sciences humaines partageraient alors avec les expériences singulières de la vie quotidienne des individus les mêmes préconditions : « Tout effort conséquent de la pensée s’appuie sur ces présuppositions, quels que soient son intention et son objet. La confiance dans la fiabilité de la mémoire, dans la puissance ordonnatrice de la raison, dans la capacité d’expression, de communication et de compréhension doit nécessairement être partout présente dès qu’on assume le risque de penser » (p. 69). On ne peut donc pas soutenir que le savoir universel a priori ne concerne que les sciences de l’esprit ou qu’il ne soit qu’une « partie » de celles-ci.

Certes il apparaît à Litt que ce type de savoir entretient avec ces disciplines des relations tout à fait spécifiques entraînant certaines obligations, en vertu du simple fait que le savoir universel a priori participe forcément d’une activité de l’esprit. À la différence de la recherche dans les sciences dites « exactes » de la nature, la recherche dont les manifestations de « l’esprit » humain sont l’objet ne peut en aucun cas ignorer « ce qui se passe à l’arrière-plan », ce qui est au fondement des phénomènes auxquels elle s’intéresse. Néanmoins, si les disciplines ayant trait à l’humain ne peuvent renoncer à la présentation explicite de cet « arrière-plan », si elles doivent, avant tout, « “poser” ce qu’[elles ont] “présupposé” » (p. 75), il ne semble pas que la science, fût-elle « de l’esprit », puisse elle-même élucider les capacités fondamentales que concerne l’a priori : Theodor Litt y voit par contre « une tâche de la philosophie », à laquelle seule revient le rôle de placer ces présuppositions « sous l’éclairage de la conscience réflexive » (p. 70).

Mais si la clarification des présuppositions constitue une « priorité logique » (p. 74) impartie à la réflexion philosophique, le primat de celle-ci se voit alors affirmé : « pas de science sans philosophie », tel pourrait être en définitive le mot d’ordre de cette étude. Un mot d’ordre qui rencontre bien évidemment l’opposition franche des empiristes. L’idée, affirmée avec force, qu’il existe un savoir « avant » la science et que c’est à la philosophie de le réfléchir entre en opposition frontale avec l’idée selon laquelle toute connaissance résulte au contraire de l’expérimentation scientifique. Pour la conception empiriste de la connaissance, la science « positive » de l’esprit n’a justement pu progresser qu’en s’émancipant de la tutelle philosophique.

Toutefois, selon Litt, le refus scientiste d’accorder une quelconque priorité à la philosophie témoignerait d’une mécompréhension totale du privilège que revendique cette dernière. Car il ne s’agit pas pour le philosophe d’intervenir dans la recherche empirique au moyen de déterminations normatives, mais seulement d’interroger les présuppositions au principe des constructions du spécialiste. Et comme aucun fait empiriquement établi, démontré par l’expérience, ne pourrait nier ce qui rend possible tout constat empirique, toute expérience, l’antique conflit entre ceux qui « croient aux idées » et ceux qui « croient à l’expérience » n’est, aux yeux de Theodor Litt, que le fruit d’un débat originellement mal posé. C’est encore en vertu du même argument qu’on ne peut exiger la confirmation empirique de la validité des réflexions philosophiques, ni mettre en doute leur fiabilité sans du même coup nier celle des procédés qu’elles permettent. Pas plus qu’on ne peut leur reprocher un caractère trop « formel », « abstrait » ou « général » sans exposer aux mêmes critiques tous les procédés ou énoncés scientifiques. En outre, la critique ayant trait à « l’abstraction » ne paraît finalement recevable que dans le cas des procédures empiriques inductives, lorsque le savoir procède bel et bien à des généralisations qui l’éloignent du « concret » ; par définition, le savoir a priori n’est quant à lui ni tenté, ni contraint de procéder à de telles interventions.

A priori et réflexivité.

La conception d’un (savoir) universel qui ne peut se définir qu’en lien avec le (savoir) particulier semble ainsi prémunir Theodor Litt d’un certain nombre d’objections. L’une d’elles concernerait encore le risque d’une régression aporétique. À savoir : la réflexion philosophique sur le savoir a priori n’ouvre-t-elle pas la voie à une succession infinie d’a priori de l’a priori ? On peut en effet se demander si le savoir a priori « est vraiment a priori » ou s’il repose lui-même sur des présupposés. Mais Litt écarte cette éventualité en répétant que la caractéristique du savoir a priori est d’être un universel qui ne peut justement être détaché du particulier et qu’il est donc toujours, en conséquence, fondamentalement lié au savoir non a priori que représentent les expériences quotidiennement vécues ou la connaissance scientifique. Il ne saurait donc y avoir d’« a priori de l’a priori » puisque le savoir a priori n’existe qu’en rapport avec le savoir « non a priori » qu’il permet, qui se base sur lui – « des “présuppositions”, écrit Litt, sont toujours présuppositions de quelque chose » (p. 74).

Certes, le savoir a priori est irréductible aux autres types de savoir en tant qu’il leur est toujours préalable. Et par suite, la philosophie qui le réfléchit jouit, nous l’avons vu, d’une « priorité logique » sur tout autre activité de la pensée. Néanmoins, si aucune connaissance, par exemple scientifique, ne saurait exister sans ce savoir universel partout et par tous présupposé, Litt insiste tout autant sur le caractère nécessairement réciproque de cette proposition. Le fait est que la philosophie n’a pas toujours pris conscience de cette dépendance mutuelle, probablement à cause de l’idée, juste en soi, que le savoir a priori revêtirait une certaine « supériorité » à titre de base fondatrice de toute expérience. Le problème naît du fait qu’un tel constat semble indiquer que ce qui repose sur cette fondation n’est nullement indispensable à celle-ci, ou que la strate « inférieure » par laquelle on se la représente « soutient » une strate supérieure sans être soutenue par cette dernière. Mais Litt nous enjoint à nous défier de ces comparaisons avec des relations inspirées par des intuitions spatiales : dans le domaine logique en effet, il n’y a « pas le moindre secteur auquel les autres seraient à ce point “extérieurs” qu’il serait indifférent à leur présence ou à leur absence » ; bien plus, « chacun d’eux n’est ce qu’il est qu’en étant le plus rigoureusement articulé sur l’ensemble des autres » (p. 97).

Il existe sans aucun doute plusieurs types de savoir que la forme et le contenu distinguent mais, pour différents qu’ils soient, ils ne peuvent exister séparément. Litt en veut pour preuve que le savoir réflexif — ou, si l’on préfère, la réflexion sur le savoir — s’exprime toujours dans un langage qui n’est pas radicalement dissociable du langage de la vie quotidienne ou de celui à peine moins spontané des sciences humaines. Il est clair que le langage dans lequel parle la réflexion philosophique possède ce que cette réflexion dénie au langage dont elle parle : « la définition claire et le rigoureux établissement du concept » (p. 103). Mais il n’en existe pas pour autant « deux langages ». Tout comme le savoir a priori n’existe que par le savoir non a priori qu’il rend possible, le langage qui réfléchit sur lui-même « ne fait qu’un avec celui qu’il semble quitter », manifestant en fait de manière sensible « la progression du savoir vers lui-même » (p. 106). Au terme de cette réflexion, le soupçon d’un progressus ad infinitum de la pensée apparaît bel et bien sans fondement.

C’est également à ce stade que l’on peut espérer apporter au problème du rapport entre l’universel et le particulier une solution véritable. Aux étapes précédentes, depuis celle de la vie quotidienne, de ses expériences et de son langage, jusqu’à celle des sciences, leurs méthodes et leurs énoncés, rien ne permettait en effet d’installer l’universel et le particulier dans un rapport qui préserve la richesse de contenu du particulier sans amputer la précision de l’universel. Tout s’y passe encore comme s’il y avait deux « camps ». Le plus souvent d’ailleurs, rappelle Litt, l’opinion commune elle-même se représente le rapport universel/particulier sur le mode de l’opposition, ou du moins de l’alternative : dans la vulgate de la pensée inductive, l’universel est « ce qui est commun » ou « ce qui n’est pas particulier ». Mais l’universel ainsi défini n’aurait jamais qu’une apparence de validité supérieure étant donné que l’irruption de nouveaux éléments pourrait briser à tout moment le contenu de ce qui est commun et donc contraindre l’universel à une rectification récurrente. En revanche, lorsqu’on s’élève au plan de l’a priori, l’universel et le particulier ne s’imposent plus de restrictions l’un à l’autre puisqu’ils existent chacun l’un par l’autre.

Reste à savoir si cette tentative de résolution « réflexive » d’un problème que seule la philosophie semble pouvoir affronter ne quitte pas ainsi définitivement le domaine du concret, de la réalité effective, pour celui de la pensée pure. Mais cette critique s’appuierait toujours sur l’idée répandue qu’il n’y a dans le monde vécu que du singulier, du particulier, de l’individuel. Selon ce schéma, ce n’est que par la pensée que le sujet peut « venir à bout » d’une réalité disparate et « construire » l’universel, lequel ne ferait donc pas partie de cette réalité. La réalité du monde s’opposerait donc à la pensée du monde. On le devine, il est alors aisé à Theodor Litt de retourner à la critique solidaire d’une telle opposition l’objection qu’elle lui adresserait concernant l’impuissance du philosophe à comprendre le monde réel…

Pour l’auteur, l’universel n’est pas édifié par le sujet connaissant mais bel et bien présent au cœur de chaque manifestation de la vie humaine à connaître. Très concrètement, tout individu est sans arrêt confronté aux appels respectifs de la particularité et de l’universel, « livré à un va-et-vient sans répit entre ces deux extrêmes » (p. 123). Tout être humain « entend deux voix en lui » (p. 121) : il possède la certitude d’être unique et distinct du reste du monde en même temps que celle de vivre dans un « univers » qui le dépasse, qu’il partage avec le reste du monde et où il ne peut se définir qu’en faisant un avec la vie universelle. Il s’agirait donc d’un tiraillement constitutif de l’existence humaine elle-même et, pour cette raison, le problème ne saurait seulement relever de la théorie. Que Litt s’y confronte dans les années 1930-1940 n’a d’ailleurs rien de fortuit, l’époque révélant cruellement l’acuité pratique de cette problématique via la mise en cause radicale de l’universel par des mouvements politiques et sociaux qui exaltent le particularisme d’une « race » ou d’un peuple. Il n’empêche que ce conflit déterminant ne pourrait trouver d’issue tant que l’on persiste sur le plan théorique à considérer l’universel et le particulier comme s’excluant mutuellement.

Finalement, ce que Theodor Litt tente de montrer, c’est la nécessité du passage à un niveau de réflexion qui permette à l’humain de réconcilier ces deux aspects de lui-même. Qu’on ne s’y trompe pas : pour le philosophe, la « paix » ainsi rendue possible n’a rien de la stabilité souvent illusoire que procure le choix définitif d’un « camp » contre un autre. Dans le domaine de l’esprit, l’interpénétration de l’universel et du particulier peut certes constituer une certitude sans équivoque. Mais la réconciliation que la réflexion permet et rend même nécessaire ne réduit en rien le champ des possibles entre lesquels seul tranchera celui qui pense et agit, tant sur le plan privé que politique. Où l’on voit que Weber n’est pas loin.

Theodor Litt, L’universel dans les sciences morales [1941], traduit de l’allemand par Laurence Guérin-Mathias et Marc de Launay, présenté par Marc de Launay, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Humanités », 1999. 140 pages. 17 euros.

Bibliography

Wilhelm Dilthey, L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit (Œuvres 3), trad., Paris, Éd. du Cerf, coll. « Passages », 1988.

Theodor Litt, L’individu et la communauté, trad., Lausanne, Éd. L’Âge d’Homme, coll. « Raison dialectique », [1926] 1991.

Theodor Litt, Introduction à la philosophie, trad., Lausanne, Éd. L’Âge d’Homme, coll. « Raison dialectique », [1933] 1983.

Theodor Litt, Hegel - Essai d’un renouvellement critique, trad., Paris, Gonthier-Denoël, 1974.

Note

1 Soit une conception de l’a priori qui se distinguerait de la définition kantienne tout en l’englobant puisque sont ici a priori « les concepts ou les propositions qui rendent compte des formes opératoires que le sujet doit nécessairement être capable de développer pour accorder à ce qu’il pense la valeur d’une “expérience” » (p. 62).

Abstract

On comprendra vite, à la lecture de L’universel dans les sciences morales, que la disparition de Theodor Litt (1880-1962) ait été ressentie comme la perte d’un grand pédagogue. Mais l’oubli relatif dont l’œuvre (Litt [1926] 1991, Litt [1933] 1983, Litt 1974) du philosophe est victime laisse en revanche perplexe. Même en considérant l’hégélianisme atypique qui […]

Florence Delmotte

Elle est assistante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches ont trait à l’épistémologie des sciences sociales et à la sociologie historique du politique. Elle termine une thèse de doctorat consacrée à la théorie du procès de civilisation de Norbert Elias (1897-1990), son actualité pour penser l’État, ses enjeux méthodologiques. Elle a notamment publié : « Sur Norbert Elias : Engagement et distanciation » (Revue de l’Institut de sociologie, Bruxelles, 2000/1-4) ; « Elias et l’intégration postnationale » (Revue suisse de science politique, vol. 8 n° 1/2002) ; « Max Weber : comprendre et expliquer » (in N. Zaccaï-Reyners, Explication et compréhension, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2003). À paraître en 2005 : « Elias et l’Allemagne nazie » (Studia Politica, Université de Bucarest) ; « Procès de civilisation et démocratie (post)nationale » (in F. Cheneval, Legitimationsgrundlagen der Europäischen Union, Lit-Verlag, Potsdam).

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Florence Delmotte, « Pas de science sans philosophie ? », EspacesTemps.net [En ligne], Books, 2005 | Mis en ligne le 5 November 2005, consulté le 05.11.2005. URL : https://test.espacestemps.net/en/articles/pas-de-science-sans-philosophie/ ;