Une méthode révolutionnaire pour les sciences sociales ?

by Responsable éditoriale | 01.04.2006 00:00

Image1La meilleure façon de résoudre un problème scientifique est de ne pas y penser et de laisser l’inconscient travailler pour soi : c’est ce qu’expose le cognitiviste Philipp Marlowe dans son ouvrage Let there be Light! Intuition and Social Sciences Revisited. Cette idée est confirmée par de nombreuses études scientifiques montrant que ce que nous appelons intuition est en réalité un processus sophistiqué de comparaison conceptuelle. Le bon chercheur, conclut Philipp Marlowe, est celui qui sait se laisser guider par le principe de sérendipité.

Cet ouvrage, qui, curieusement, ne circule pas encore, est paru dans les réseaux anglo-saxons, est en cours de… traduction en anglo-américain chez Ashgate : c’est en effet chez un éditeur-distributeur des Maldives, et dans un anglais plus que local, qu’il est pour le moment en diffusion réduite.

L’essentiel, au-delà d’un texte difficile à aborder, c’est la très intéressante proposition de l’auteur, largement étayée, et qui nous laisse rêveur sur nos propres fonctionnements : l’effort, la concentration, auraient tendance à nous faire aller à un objectif prédéterminé de la pensée. Mais le résultat en est moins brillant que si la réflexion, se laissant vagabonder à partir d’une idée contraignante (et c’est bien là tout l’enjeu), rebondit sans objectif précis selon une suite d’association d’idées. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de ressusciter un nouvel avatar de l’anarchisme épistémologique cher à Paul Feyerabend, mais de s’entraîner à un autre mode de pensée et de réflexion, non linéaire certes, mais porteur de sa propre rigueur. Les études réunies par Marlowe montrent que le mode rationnel méthodique fonctionne pour les cas simples, ne demandant à choisir qu’entre un nombre restreint d’hypothèses. En revanche, lorsque l’enjeu est moins de résoudre un problème que de redéfinir la manière de l’approche, l’esprit humain est beaucoup plus démuni.

À partir d’un premier ensemble d’études, Marlowe a mis en évidence le rôle de ce que les chercheurs appellent le plus communément « intuition », et montre que celle-ci est en fait la résultante de rencontres inopinées, de discussions autour de la machine à café, ou encore de remarques émises par des tierces personnes, qui ont provoqué un rapprochement d’idées et l’aboutissement à des solutions nouvelles. Si une partie des résultats provient d’entretiens réalisés avec des chercheurs, une autre provient de ce que Marlowe appelle « l’observation sauvage », autrement dit une enquête réalisée à l’insu des chercheurs, nourrie de conversations d’après-colloque, voire, comme l’auteur l’avoue, d’anecdotes recueillies auprès de tierces personnes ayant été en collaboration étroite avec tel ou tel chercheur.

Dans un second volet, Marlowe étudie la mise en application de sa méthode auprès de groupes d’étudiants auxquels ont été soumis quelques « case studies » classiques de l’anthropologie et de la sociologie. Chaque groupe avait bénéficié d’une journée de formation : pour les uns, elle consistait en une journée de conférences universitaires classiques, pour d’autres groupes, des conférences portant sur des sujets radicalement éloignés des cas envisagés, pour d’autres enfin elles furent remplacées par des excursions touristiques et des séances de cinéma. Le résultat comparatif montre que les analyses les plus pertinentes et les plus novatrices provenaient d’étudiants des groupes 2 et 3, alors que ceux du groupe 1, tout en rendant des travaux honorables et conformes aux canons universitaires, ne proposaient, selon les mots du professeur Berenson, un collègue du professeur Marlowe, « rien qui donne envie de les recruter dans un labo de recherche ».

« Les chercheurs ont encore trop de mal à se prendre eux-mêmes comme objet d’étude, conclut Marlowe. Pourtant, beaucoup d’indices laissent à penser que leur productivité s’en trouverait dramatiquement augmentée » (p. 278). Si l’on envisage cette expérience, rigoureusement testée dans un ouvrage plus que sérieux, elle laisse entrevoir, comme une spécificité de la recherche en sciences sociales, des adaptations méthodologiques voire institutionnelles qui laissent entrevoir de nouvelles possibilités.1

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