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Résumé

Auteur

Marc Dumont

Les États-Unis d’Amérique et la “Global Electoral Geography”.

Quels espaces politiques pour le vote du Monde ?

Marc Dumont

Image1The Economist publie ce mois-ci sur son site une animation proposant à l’ensemble des pays du Monde de prendre part à l’élection américaine. Au premier abord, rien de bien original : plus un jour ne s’est passé en cette veille électorale décisive, sans que la plupart des médias internationaux se fassent les relais d’un soutien sans réserve et d’une adhésion euphorique ― réelle, supposée ou souhaitée ― des habitants et personnalités de pays étrangers à la candidature de Barak Obama. De quoi donner aux Cassandres quelques raisons d’y voir une dégradation d’une politique spectacle, storytelling1 international par excellence pour Christian Salmon ou, à l’inverse, offrir une matière on ne peut plus rêvée aux optimistes qui y verront des signes toujours plus significatifs d’un réveil de la « chose publique », d’un regain d’intérêt pour la politique.

Pourtant, derrière son côté ludique, cette animation ― très proche des pratiques foisonnantes de notation d’achats ou de formulation d’avis en un clic de souris autour de la dernière citation du jour (telles que sur les quotidiens New York Times ou Libération) ― n’en soulève pas moins plusieurs questions redoutables qu’il serait dommage de laisser de côté. Parmi celles-ci, la pertinence et la part d’une contribution mondiale à l’élection américaine, certes, mais aussi la spatialisation même d’un vote et d’une élection mondiale, Internet venant jouer un rôle considérable de trublion dans les classiques approches, mêmes renouvelées, de la géographie politique.

Pour mettre en relief chacune de ces questions, il n’est au fond peut-être pas de chemin aussi efficace que celui de se saisir de manière frontale des principaux reproches que se voit adresser de manière courante ce type de votation en ligne.

L’anonymat, délocalisé, un acte fondamentalement anti-démocratique ?

N’importe qui peut voter. Soit. Est-ce pour autant n’importe quoi ? La première objection, de taille, concerne donc l’anonymat de ces votes, suffisant à les discréditer par leur manque de fiabilité et le fait qu’ils soient sujets à toutes les formes de trafic, manipulation, malversation.

Image2Cet argument est irrécusable : sur le site de The Economist, où le visiteur choisit son pays de référence avant de voter, il est par exemple très facile de contourner le principe « une adresse ip2 = un vote » sur laquelle se fonde la plupart des sites utilisant les techniques de vote en ligne et qui complètent la vérification de l’ip du votant par l’implantation d’un discret cookie. En admettant que les ip traduisent réellement un isp régional3, ce serait sans compter les astuces d’une simplicité minimale consistant à nettoyer le « répertoire cache » (stockant les pages visitées et leurs fichiers collatéraux, dont les fameux cookies) et utiliser les aimables services d’un serveur proxy situé en Chine, en Pologne ou au Canada4. Bref, d’introduire un peu de trolling dans les votations5.

Mais à bien y regarder il n’y pas sûr que l’on soit en face d’un argument si solide qu’il en ait l’air. Cela a-t-il forcément un sens qu’un Canadien vote, à partir de son domicile au Canada, ou à partir d’un réseau Wifi à l’étranger ? Non : dans le cas présent, tout le monde est à même de voter pour le Monde, où qu’il soit, en tant qu’habitant du Monde, donc. Voilà qui met bien à l’épreuve les anciennes corrélations entre identité spatiale et identité politique, étroitement liées et associées toutes deux par une référence territoriale déterminée. Le vote apparaîtrait désormais sous une possible dimension fondamentalement déterritorialisée, c’est-à-dire non plus ancré dans un repère physique matériel et, surtout, se référant à un cadre légitime, une communauté d’appartenance principale comme cela reste le cas ― sérieux, lui ― du vote anticipé des Français « à l’étranger » ou « d’outre-mer », la rigueur et le contrôle de ce vote assurant la pérennisation de la limite d’une communauté lorsque le cadre de la distance ne permet pas la correspondance avec la commune de référence. Quels protocoles de certification doit-on alors mettre en place pour s’assurer qu’un humain, qui vote, soit bien un habitant du monde et non un habitant d’une autre planète ? On serait alors bien à mal de lister les caractéristiques de domiciliation permettant de vérifier que vous habitez bien le Monde ― méfions-nous des martiens capables d’interférer dans ce vote. En réalité, au-delà de ce clin d’oeil, on touche ici les implications politiques très importantes et encore ignorées, liées à l’avènement de sociétés mobiles. Et cela rejoint, par exemple, le problème soulevé par certains géographes tels que Mathis Stock, concernant la participation des touristes, par exemple, aux élections locales des villes qu’ils fréquentent et contribuent parfois pour une large part à faire vivre.

Du jeu, du lobbying : à malin, malin et demi…

Image3Une objection complémentaire est celle d’un vote tronqué par la seule expression massive d’une minorité de lobbying. Ce cas est courant à l’occasion de la publication d’un texte sur le site d’un quotidien. Par un phénomène de buzz6, un forum informe de la mise en ligne d’un texte litigieux, d’un vote contesté et la plupart de ses membres se précipitent pour, en quelques clics, faire inverser le résultat probable du vote. Ce système de sondage alternatif a complété systématiquement les sondages officiels à l’occasion des élections présidentielles, par exemple. Nous aurions volontiers sourit avec amusement à l’occasion de l’événement organisé par la firme Hasbro pour le lancement de son nouveau jeu de Monopoly des villes mondiales et qui invitait ― très sérieusement ― à voter pour la prochaine ville figurant sur son plateau ― , si nous n’avions pas découvert, le 23 janvier 2008, un lobbying lancé par d’éminents chercheurs en urbanisme au Québec, utilisant leurs liste de diffusion d’informations scientifiques pour obtenir une mobilisation générale de vote massif en faveur… de Montréal. Serait-ce donc chose si sérieuse que ces votations en ligne…?

Ouf, Paris et Montréal sont bien sur le plateau mais cela n’aura pas suffit à emporter l’adhésion du jury lors du choix de la prochaine ville accueillant les Jeux Olympiques…

Dans le domaine des « choses concrètes », nous avons déjà souligné l’importance et l’intérêt de prendre au sérieux cette frontière jamais fixée une fois pour toute entre l’inconsistance et la consistance, tel que le montre la relation de « à malin, malin et demi » qui se joue entre les classements des magazines et les politiques urbaines : le pouvoir des rankings7.

Par ailleurs, l’existence de ces minorités n’est en rien perverse par nature : elle constitue, en particulier aux États-Unis, un élément actif de la vitalité du système démocratique, d’une communauté politique. La différence, dans le cas du vote mondial pour l’élection américaine est que ces lobbying ne sont pas à composante spatiale exclusive comme dans le cas du Monopoly ― plutôt propice aux chauvinismes locaux, régionaux, nationaux ― ou en se parant « d’apparence spatiale ». D’autres motifs de vote prennent place, quelle que soit leur légitimité (contestation de la politique du président Georges W. Bush, défense des minorités culturelles…).

Pourquoi voter : une revanche de l’entité individuelle sur l’entité spatiale ?

Légitimité : la troisième objection échappe donc au seul domaine technique. Elle concerne la nullité de ces votations, et le côté dérisoire de la proposition de The Economist. Dérisoire, vraiment ? Ceux qui posent le choix de réaliser leur clic de souris le font sans doute par jeu. D’autres le font, — tel le cas des lobbyings évoqués précédemment, malgré la dérision et tout en intégrant celle-ci ― pour des raisons de conviction, voire parce qu’ils se sentent concernés. C’est l’aspect le plus ambigu de l’engouement actuel que l’élection américaine rencontre dans l’ensemble des pays du Monde, oscillant entre pulsion réactive aux sollicitations des médias et prise de conscience de la réalité du Monde. Celui-ci n’apparaît pas comme la somme des pays mais comme tout autre chose, une dimension de vous-mêmes. Il pose à cette occasion à chacun de vous la question suivante, extraite de toute conjoncture et, plus encore, jeu de vote : dans quelle mesure le Monde vous fonde-t-il tandis que vous aussi contribuez, de manière réflexive, à le fonder ― en dehors de vos existences systémiques qui de toute manière impliquent le Monde, que vous le souhaitiez ou non ― condition mondiale de l’individu. Donc, de clarifier la composante mondiale de votre individualité.

Si le Monde n’est pas qu’un objet de langage8, il l’est déjà malgré tout en l’occurrence, ce qui vaut la peine d’être considéré plus longuement. Sans doute proto-politique, certes, l’expression de cet intérêt pour l’élection américaine par une voix (que ce soit avec le biais de la votation ludique ou de n’importe quelle autre prise de parole) doit être prise dans toute sa mesure pour ce qu’elle renseigne en indice, en creux.

Et sur ce plan, dans le cas de la votation, le vote reste aussi le résultat, il faut le souligner, d’une motivation : ceux qui « prennent parole » sont ceux qui votent, il suffit dès lors de voter pour contribuer à faire exister le Monde ― de manière éphémère, certes ! ― comme réalité instituée de langage, telle ce « Global Electoral College » proposé par The Economist.

Et le propre de ce vote, mondial, est de ne plus constituer la somme de pays qui le composent, de faire fi de toutes les inscriptions régionales et références spatiales, pour ne laisser place qu’à une seule caractéristique : voter, au titre d’une appartenance, choisie ou contrainte, à une communauté mondiale.

Est-ce la revanche d’une valorisation de l’entité individuelle sur l’entité géographique ? On comprend que dans ces conditions la spatialisation du vote se fasse terriblement complexe à appréhender, et se calquerait sans doute d’abord sur une géographie des accès à Internet.

L’ultime question, toujours aussi sérieuse, concerne alors le rapport entre contribution et ingérence du Monde dans les affaires d’un État. Difficile, si l’on est citoyen des États-Unis, de répliquer au Monde que l’élection de son Président, ce n’est pas vos affaires ― réponse à laquelle on pourra noter que la réciproque est singulière puisque, sur le site de The Economist, le seul pays où Mac Cain est gagnant est… l’Irak.

Ce n’est pas les affaires du Monde : question de la mesure, donc, de cette contribution du Monde aux affaires intérieures d’un État qui resterait en soi à définir ; chantiers colossaux de réflexion qu’une mondialisation dans les actes ne cesse quotidiennement de rouvrir de manière de plus en plus insistante, d’une « politique du Monde » dont cette élection américaine vient réveiller le persistant impensé.

Note

1 Tel cet entretien de Christian Salmon dans le magazine Télérama, « Obama, c’est l’art du storytelling porté à son incandescence », 29 octobre 2008.
2 Protocole de communication de réseau informatique (Internet Protocol).
3 Fournisseur d’accès (Internet Service Provider).
4 Un serveur proxy est un serveur qui offre un relais intermédiaire pour la consultation d’une page. En paramétrant son navigateur, l’internaute choisit donc d’abord de se connecter au serveur concerné qui lui offre une sorte de passerelle lui permettant alors de consulter la page souhaitée avec les identifiants (ip) du serveur, lui permettant donc de masquer ses propres identifiants locaux.
5 Le troll est un intervenant harcelant par des messages incessants de demande, de diffusion d’information et « polluant » les échanges sur des forums ou réseaux de discussion.
6 Diffusion ultra-rapide d’une information vérifiée ou non, sur le mode de la rumeur.
7 Jacques Lévy et al., L’Invention du Monde, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008.
8 Marc Dumont, La géographie. Lire et comprendre les espaces habités contemporains, Paris, Armand Colin, 2008.

Résumé

The Economist publie ce mois-ci sur son site une animation proposant à l’ensemble des pays du Monde de prendre part à l’élection américaine. Au premier abord, rien de bien original : plus un jour ne s’est passé en cette veille électorale décisive, sans que la plupart des médias internationaux se fassent les relais d’un soutien […]

Marc Dumont

Marc Dumont est maître de conférences à l’Université de Rennes 2.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Marc Dumont, « Les États-Unis d’Amérique et la “Global Electoral Geography”. », EspacesTemps.net [En ligne], Objets, 2008 | Mis en ligne le 3 novembre 2008, consulté le 03.11.2008. URL : https://test.espacestemps.net/articles/usa-et-la-global-electoral-geography/ ;